PENSER
Voici l’homme. Enfin. Fanfares. Pleurs de joie. Félicitations. Discours.
Guirlandes et roulements de tambour. Un long cortège se forme d’artisans et de chasseurs, des silex à la main, des peaux de bêtes fauves sur les épaules, suivis d’agriculteurs, des gerbes de blé dans les bras. Philosophes et assassins, ironistes et escrocs se glissent en scène derrière eux. Une rumeur d’ovations monte jusqu’au balcon où il salue la foule. Que fait-il ? Il se tient debout sur ses deux jambes, il tourne son visage vers le ciel, il oppose son pouce aux autres doigts, il rit, il chante, il bricole avec ses outils et il joue au croquet.
Mais d’abord et avant tout, il fait une chose étrange : il pense.
C’est une occupation surprenante. Il serait très difficile et sans doute impossible, et d’ailleurs tout à fait absurde, d’expliquer la pensée à quelqu’un qui n’en saurait rien. Les idées, les souvenirs, l’imagination, les sentiments, les projets, les passions, tout ce qui se passe d’inouï et souvent d’un peu fou dans une pauvre tête vissée à la verticale, par le truchement du cou, sur le corps de l’homme est proprement invraisemblable. Invraisemblable, et très banal. Nous sommes condamnés à la pensée comme nous sommes condamnés au temps et à la liberté. Il est un peu gauche pour un homme de parler de la pensée, car il ne peut rien en dire qu’en se servant de la pensée, ou de ce qui lui en tient lieu. Ce qui le précipite aussitôt dans un cercle vicieux et dans un tourbillon dont personne ne peut sortir et qui donne le vertige. Penser la pensée est le plus drôle, le plus cruel, le plus dangereux des drôles de jeux.
Un singe, un chien, un chat, un rat, un perroquet, un dauphin ont une forme d’intelligence, parfois très développée. Des foules d’histoires courent partout sur le talent des uns ou des autres, sur leur capacité d’apprendre, sur leurs ruses et leurs hauts faits. Beaucoup de chiens et de chats, on nous l’a assez seriné, abandonnés au loin, ont retrouvé le chemin de leur maison natale. Les dauphins jouent volontiers au ballon chasseur avec les hommes et communiquent avec eux d’une façon ou d’une autre. Peut-être pourrait-on leur apprendre à jouer, sinon au bridge ou au mah-jong, du moins aux barres ou au water-polo ? Entre le plus brillant des dauphins et le plus démuni des hommes, un mongolien, un fou, un fanatique religieux, un mondain dans son cercle en train de s’assoupir sur son journal, la moindre confusion est pourtant impossible. N’importe qui reconnaîtrait sans trop de peine le pire des imbéciles, et plusieurs noms viennent à l’esprit, de la plus douée des fourmis, du plus subtil des rats. Un singe savant n’est pas un savant : c’est un singe. Un enfant-loup n’est pas un loup : c’est un homme. Entre les hommes et les autres, la distinction est tranchée. Enfin un peu de clarté. Un homme peut être plus bête qu’un dauphin de bonne maison ou qu’un chien très éveillé. Il est tout de même un homme. Acclamations.
Les hommes pensent : voilà ce qu’ils font. La main, la station debout, la parole, le rire, le besoin irrépressible de forger des églises et des lois, la capacité de se projeter dans le passé et dans l’avenir ou d’inventer des dieux ne viennent qu’après. Un homme sans mains est un homme. Un homme couché est un homme. Un homme qui se traînerait à quatre pattes serait encore un homme. Un homme qui vivrait seul ou qui ne rirait jamais serait toujours un homme. Un homme sans tête n’est plus un homme. Il est redevenu cendres, il est retourné à la matière. L’homme pense avec son cerveau. On pourrait tout enlever, et peut-être même le cœur, remplacé par une pompe ; ce qui fait l’homme, c’est qu’il pense. Approbation sur tous les bancs.
Nous avons vu le tout se dégager du néant et commencer avec le big bang. Nous avons vu le Soleil et la Terre apparaître dans les cieux. Nous avons vu la vie surgir de la matière. Trois fameux débuts, trois catastrophes majeures, au sens propre du mot. Il y a une quatrième catastrophe qui vaut bien les trois premières : c’est la naissance de la pensée, que, pour la distinguer des lueurs qui passent chez les dauphins et chez les éléphants, les philosophes appellent conscience.
La naissance de la pensée constitue un événement tout aussi prodigieux que le surgissement de la vie ou l’apparition de la Terre. Presque aussi prodigieux que le big bang et le début du début. Il est très légitime d’appliquer à cette naissance la grille simple et efficace de la nécessité. La Terre arrive dans le ciel et s’y maintient parce que des lois immuables et nécessaires l’exigent. La vie sort de la matière parce que des combinaisons physiques et chimiques rendent sa naissance, non seulement possible, mais nécessaire. De la même façon, l’enchevêtrement de milliards de neurones et la multiplication hallucinante du nombre de leurs contacts dans le cerveau d’un primate aboutissent, à la fois par hasard et inéluctablement, à ce que nous appelons la pensée.
Ce processus universel de la nécessité, il est aussi permis de le considérer comme un simple moyen pour parvenir successivement au surgissement de la Terre, de la vie et de l’homme.
On peut soutenir que le tout tend, dès l’origine, à réunir les conditions qui permettront à la pensée d’apparaître. Le Banquet de Platon, le Discours de la méthode, la Critique de la raison pure et la Phénoménologie de l’esprit sont déjà contenus, pêle-mêle avec Offenbach et sa Grande-Duchesse de Gérolstein et la Petite Cosmogonie portative de Queneau, dans la première seconde d’un big bang qui n’a pas d’autre but que la pensée de l’homme.
À ceux qui croient que la création est comme attirée, depuis le début, vers la naissance de l’homme, les partisans d’une nécessité rigoureuse et aveugle, de mèche avec le hasard, ont le droit d’objecter qu’il s’agit d’une conception mythique et quasi mystique, entièrement centrée sur l’homme, fondée sur sa faiblesse et son orgueil mêlés et sur son besoin d’être rassuré comme un enfant dans la nuit : c’est parce qu’ils sont des hommes que les hommes s’imaginent que l’univers a été créé pour les hommes. Un poète trop méconnu, Georges Fourest, auteur de La Négresse blonde, qui s’était déjà livré à une parodie iconoclaste du Cid :
Dieu ! soupire à part soi la plaintive Chimène, Qu’il est joli garçon l’assassin de papa ! traduit assez bien en vers simiesques, et pour beaucoup sacrilèges, l’image qu’une jeune guenon pourrait se forger de ce monde que les hommes regardent – à tort ? – comme s’il était fait pour eux :
Elle croit en un Dieu par qui le soleil brille, Qui créa l’univers pour le bon chimpanzé Et dont le fils unique, un jour, se fit gorille Pour sauver le pécheur de l’enfer embrasé.
À ceux, en revanche, qui s’imaginent que la nécessité seule, assaisonnée d’un peu de hasard comme le vinaigre se mêle à l’huile pour faire une bonne salade, peut expliquer le monde, les partisans d’une sagesse suprême et d’une volonté extérieure répondront qu’une telle conception est mécanique et réductrice, qu’elle suppose déjà résolus les problèmes qu’elle aborde et qu’elle laisse entier le problème du tout, de ses origines, de son sens et de ses fins.
Le tout peut être considéré aussi bien comme une machine à fonctionner toute seule et qui aboutit inévitablement, par ses propres mécanismes, qui auraient d’ailleurs pu être différents, à l’homme capable de la démonter et de montrer qu’il n’y a rien derrière ou comme une machine pilotée du dehors et qui a pour dessein et pour but de parvenir à un homme destiné, depuis toujours, à s’interroger sur le tout et sur sa cause inconnue. D’un côté et de l’autre, les invraisemblances se valent. Un univers réduit à un mécanisme nécessaire et aveugle a quelque chose d’absurde. Un tout conçu et dirigé par un être inconnu et suprême a quelque chose de mystérieux. Les uns choisiront le mystère, qui se refuse, par définition, à expliquer quoi que ce soit. Les autres choisiront l’absurde, qui donne à l’univers une saveur dérisoire et amère. Les uns et les autres s’accorderont sur la pensée. Claudel pense, et le curé de votre paroisse, et la bigote rassotée qui rempaille les chaises de l’église. Et Sartre pense de même, autrement mais de même, et M. Homais aussi.
La pensée qui vient aux hommes et qui les arrache aux primates est quelque chose de formidable. Et ce n’est presque rien du tout. C’est un outil irrésistible, le plus puissant de tous, qui s’empare du tout et le transforme, c’est un jeu sans égal, qui l’embellit et l’exalte, c’est un élan vers autre chose, c’est la marque de l’homme et de sa dignité. Et elle se révèle incapable de jamais rien découvrir d’un peu sûr sur les origines et la fin de ces hommes jetés comme par hasard dans une vie qu’ils ne comprennent pas et dans un tout qui les dépasse de si loin qu’on peut en dire n’importe quoi.
Ce qu’il y a de mieux dans la pensée, c’est sa souplesse. L’homme est, par excellence, un être capable de s’adapter. Au point que ce qu’il préfère, c’est l’obstacle et le défi. Dès ses débuts, c’est la difficulté qui fait de lui ce qu’il est. Son intelligence est comme l’air ou l’eau : toujours avide de franges et de marges, de se précipiter ailleurs, de se jeter dans les vides et de prendre d’autres aspects. Elle est, comme l’amibe, toujours prête à changer de forme et à se diversifier. Ce qu’il perd du côté de l’instinct, plus rigide et plus fort chez les fourmis ou les abeilles que chez lui, l’homme le regagne du côté de la variété et de la diversité de sa pensée. La pensée n’est pas un savoir, ni une technique, ni un acquis, ni une routine. Ce n’est pas non plus une prière ni une effusion. Ce n’est pas seulement une mémoire. Ce n’est pas seulement une attente. Ce qu’on pourrait peut-être dire de plus acceptable, c’est que c’est un élan et une ouverture. La pensée est toujours autre chose.
C’est une machine, bien sûr – détruisez le cerveau, il n’y a plus de pensée –, mais qui modifierait sans cesse et qui enrichirait son propre mode d’emploi. La pensée ne fait pas seulement face, comme l’instinct, à des situations : elle s’élève aussi à la spéculation. Elle invente, elle imagine, elle suppose, elle se souvient du passé et elle se projette dans l’avenir. Elle se déploie dans un domaine qu’elle constitue de toutes pièces et dont elle se sert comme d’un outil d’une puissance prodigieuse : l’abstraction. Elle compare, elle divise, elle sépare, elle distingue, elle unit, elle combine. Elle aime par-dessus tout à s’opposer à elle-même. Penser, c’est s’étonner. Penser, c’est mettre en doute. Penser, c’est se mettre en doute.
Nous voilà à un tournant de la carrière si romanesque du tout : comment ne pas voir que la pensée marque un changement radical et comme une rupture décisive ? Le tout connaît quinze milliards d’années sans la moindre pensée. Et quelques courtes saisons où la pensée bouleverse le tout. À peine apparaît-elle que le tout ne sait plus où donner de la tête. Et l’homme non plus, d’ailleurs, qui est à la fois l’instrument et le maître de cette pensée. Tout est possible. Et tout se complique.
Tout se complique parce que la pensée part aussitôt dans les directions les plus différentes et les plus opposées : l’espace et le temps sont liés à la pensée, la mathématique et les nombres sont liés à la pensée, la morale et la faute sont liés à la pensée. Et le tout lui-même – sans parler de l’homme, bien entendu – est lié à la pensée. Et l’être est lié à la pensée.
C’est que la pensée n’est pas seulement un outil et un jeu.
Elle est beaucoup plus et beaucoup mieux. Disons, pour frapper un grand coup – et j’aimerais ajouter : « et on n’en parlera plus », mais ce ne serait pas vrai, évidemment –, que la pensée est le tout lui-même.
Comment savons-nous qu’il y a un tout ? Parce que nous le pensons. Les chats, les chiens, les otaries, les dauphins, pour doués qu’ils puissent être, ne se doutent pas qu’il y a un tout.
La pensée, nous l’avons vu, surgit lentement du tout. Mais le tout, à son tour, surgit de la pensée. Dieu pense l’univers. Et l’homme aussi. Entre Dieu et l’homme, personne ne pense le tout.
La pensée n’est pas liée, comme l’instinct chez les fourmis ou chez les abeilles si laborieuses, à telle ou telle situation.
Elle n’est pas liée à tel ou tel objet. Elle est une ouverture au tout. L’homme, qui est un animal, n’est plus un animal. Il est autre chose. D’une certaine façon, il est le tout. Parce qu’il le pense.
Que l’homme pense le tout ne l’empêche pas, bien entendu, de penser aussi les détails. Il pense d’abord et surtout les détails. Ces détails sont innombrables et ils se multiplient avec le temps. L’homme en train d’inventer le feu, ou de l’apprivoiser, pensait à moins de choses que Newton, ou Darwin, ou Karl Marx, philosophe de génie trahi par son triomphe, compromis par ses disciples, ou le bon Dr Freud, traité par Nabokov de charlatan de Vienne. Il y a une accélération de l’histoire, un élargissement de la pensée, un phénomène d’écho qui s’amplifie avec le temps. On peut imaginer que la pensée de l’homme, ne cessant jamais de se développer, finisse par investir non seulement la planète, ce qui est déjà largement fait, mais le tout.
Ce qu’il y a d’amusant dans la pensée, c’est que c’est un absolu très relatif. Chaque homme profite des découvertes de ceux qui sont venus avant lui. Chacun se hisse sur les épaules de ses prédécesseurs. La vitesse de la lumière est un absolu.
Le tout est un absolu. L’être, évidemment, est un absolu. La pensée est un absolu dégradé – on dirait volontiers : un absolu de seconde classe. Un absolu au rabais. Elle naît, elle tâtonne, elle s’appuie sur le passé pour le nier avec plus de force, elle se développe, elle se trompe plus souvent que de raison, elle dit n’importe quoi. Mais il y a pourtant en elle comme une semence d’absolu. Avec chaque homme qui meurt, le tout, d’un seul coup, s’évanouit dans le néant. À chaque enfant qui naît, l’univers ressuscite.
Un des plus beaux succès de la pensée est la mathématique. Il est clair que la mathématique n’est pas une science comme les autres. Il y a dans les nombres une approche manifeste du tout, et une sorte d’approche obscure de l’être. Il n’y a que deux voies d’accès au tout : l’effusion mystique et l’équation mathématique. C’est dire combien la tentative de cerner le tout par des mots est tristement illusoire. Les nombres, eux, sont capables de traduire la nature et la structure du tout. Entre la pensée et le tout, les nombres jettent un pont enchanté. On peut définir l’homme, nous l’avons vu, par la main, par la station debout, par le langage, par le rire, mieux encore par la pensée. On peut dire aussi que l’homme est la seule créature à avoir inventé les nombres et à se servir d’eux pour dominer le tout.
Les nombres sont abstraits. Selon une formule célèbre, la mathématique est une science où vous ne savez jamais de quoi vous parlez ni si ce que vous dites est vrai. Les nombres de la mathématique ne comptent pas des pommes ni des moutons, ni même des ondes ou des corpuscules. Ils comptent n’importe quoi, ils sont détachés de toute réalité et, par un miracle inouï, ce sont eux, pourtant, qui rendent le compte le plus exact de la réalité du tout.
Le tout est mathématique. Le tout n’est fait que de nombres. « Dum Deus calculat, fit mundus » : Dieu calcule et le monde se fait. Mais la pensée est si multiple et si divisée contre elle-même qu’à peine a-t-elle pensé le tout comme un ensemble de nombres qu’elle se reprend et se renie. Elle se convainc que le tout est fait sans doute de nombres – mais de bien autre chose aussi que de nombres. Loin de n’être que nombre, le tout est un système dont les secrets doivent être cherchés dans la transformation et dans l’évolution, dans les formes successives de la matière et de la vie. Toujours insatisfaite, la pensée doute encore et continue sa quête dans d’autres directions. Beaucoup plus que nombre, beaucoup plus que système, beaucoup plus que mouvement, le tout est signe, langage, parole, verbe. Ou peut-être silence. C’est un élan, une lumière, un souffle. C’est un vertige d’amour. Le tout lui-même n’est peut-être qu’une pensée.
Ainsi, la pensée n’en finit pas d’avancer et de se contredire.
Elle n’est jamais en repos. Elle cherche, elle tâtonne, elle revient en arrière, elle retrouve les mêmes thèmes à des niveaux différents. Elle s’imagine toujours au bord d’une vérité qu’elle ne parvient jamais à conquérir tout entière. À mesure qu’elle progresse, ce qu’elle poursuit recule. Mais entre le tout et elle se maintient toujours cette alliance en forme d’attente et de projet la pensée est ouverte sur le tout, le tout s’offre à la pensée.
Vous ne serez pas surpris d’apprendre que des liens très étroits unissent le temps à la pensée. Si vive, si rapide, plus rapide encore que la lumière qui est plus rapide que tout, la pensée n’est pas, comme l’être avant la Création, une fulguration infinie : elle ne se déploie que dans le temps. Elle naît chez des primates dont elle bouleverse le destin en les changeant en hommes. Elle croît, elle se développe, elle prend des formes successives, elle ne cesse jamais de s’engendrer elle-même : elle vit, en quelque sorte. Elle passe d’homme en homme et de génération en génération. Au sein de chaque individu, elle se constitue en raisonnements qui s’étendent eux-mêmes dans le temps. Dieu pourrait apparaître comme une pensée hors du temps. L’homme n’est pas Dieu. Il pense le tout, ce qui est divin, ou très proche du divin, mais il le pense dans le temps, ce qui est humain, et trop humain.
Le temps, de son côté, ne prend son sens que dans et par la pensée des hommes. Un des plus grands philosophes de l’histoire, Emmanuel Kant, dont les fameuses promenades dans les allées de son Königsberg natal, à la veille de la Révolution française, étaient réglées comme une horloge, va jusqu’à supposer que le temps comme l’espace, qu’il appelle dans son jargon « les formes pures a priori de la sensibilité » ne sont rien d’autre qu’un produit de la pensée de l’homme. Ne poussons pas les choses aussi loin : le temps coulait déjà dans le tout avant que la pensée n’y surgisse. Mais que le temps, avec ses trois hypostases – le passé, le présent, l’avenir –, avec son attachement paradoxal à l’espace et au mouvement, avec son allure si proprement métaphysique, ait partie liée avec l’esprit de l’homme et avec sa pensée, comment en douter ? Il n’y a de passé, il n’y a de présent, il n’y a de futur que parce que l’homme est mémoire, activité, projet. La pensée se déploie dans le temps, mais le temps, à son tour, ne règne que dans la pensée.
La pensée et le temps ne sont liés entre eux dans le tout que parce qu’ils sont l’un et l’autre des sortes d’agents secrets de l’être. Ils constituent l’un et l’autre à la fois les voies d’accès les plus directes à l’être et les voiles opaques derrière lesquels il se cache. Ils révèlent, et ils dissimulent. Un livre célèbre porte un beau titre Sein und Zeit – L’Etre et le Temps.
L’homme pense le tout, il pense le temps, il pense les nombres, il essaie de penser l’être – et il n’y réussit pas. Il se pense aussi lui-même. On pourrait presque dire que l’homme se crée lui-même en se pensant. Créé par Dieu ou par le tout, il est aussi recréé par sa propre pensée.
À chaque instant, nous savons que nous sommes notre corps et nous-même. Si nous ne le savons plus, si nous devenons, par malheur, étrangers à notre propre corps et à notre pensée, c’est que ce corps et cette pensée sont gravement atteints. Dans la santé physique et mentale, nous sommes nous-même parce que nous nous pensons. Sans le savoir, sans nous en douter. Mais nous nous pensons.
Nous nous pensons à la fois comme partie intégrante du tout et comme individu. Avec sa tête, son cou, son tronc et ses quatre membres, avec ses mains, avec sa peau, notre corps nous sépare distinctement du tout et notre pensée ne flotte pas dans des espaces vagues et infinis : sans le moindre doute, elle se situe en nous. Elle est liée à notre corps. Si la passion nous emporte, si nous avons des soucis, si nous souffrons, si nous avons mal à la tête, nous pensons moins clairement. La pensée ne prend pas seulement son élan en nous, elle se retourne aussi sur nous-même. Nous passons beaucoup de temps à penser notre corps et nos pensées, notre bien-être, notre avenir. Notre pensée, en un sens, se referme sur elle-même. Mais elle s’ouvre aussi sur le tout. Nous sommes, par la pensée, un individu immergé dans le tout.
Nous sommes en lui, il est en nous, il nous pénètre, nous l’aspirons. Nous nous faisons, par la pensée, une idée du tout et de nous-même.
Nous nous pensons nous-même. Et les autres nous pensent aussi. Et ils contribuent à nous faire comme nous les faisons aussi et comme nous nous faisons nous-même. Ils nous écoutent, ils nous parlent, ils nous pensent, ils nous jugent, ils nous regardent. La pensée des autres passe par leurs paroles et, muette, par leur regard. Ainsi l’image que nous nous faisons de nous-même est construite d’abord par notre propre pensée, et ensuite par celle des autres.
Notre pensée ne crée pas le tout, elle ne crée pas le temps, elle ne nous crée pas nous-même. Mais, à chaque instant, elle ressaisit et nous-même, et le temps, et le tout, et elle les fait exister. Si l’homme ne pensait pas, il y aurait peut-être quelque chose. Mais ce quelque chose ne serait rien.